Une famille baka dans le nord du Congo-Brazzaville. SURVIVAL INTERNATIONAL
L’appui à la création du parc naturel de Messok Dja est suspendu. Bruxelles va passer au crible ses financements aux aires protégées en Afrique centrale.
L’Union européenne (UE) a décidé de suspendre une partie de ses financements au Fonds mondial pour la nature (WWF), en raison de manquements au respect des droits humains dans le projet de création de l’aire protégée de Messok Dja, au Congo-Brazzaville. La sanction, entrée en vigueur le 17 avril, n’a fait l’objet d’aucun communiqué de presse. Elle constitue pourtant un sévère avertissement pour la plus grande organisation mondiale de protection de la nature et donne pour la première fois gain de cause aux communautés autochtones du bassin du Congo menacées d’éviction par un projet de conservation.
Interpellée sur le contrôle des fonds qu’elle octroie, l’UE va passer en revue tous les contrats finançant des aires protégées dans la région. Plus de 300 millions d’euros ont été accordés dans le cadre du budget européen qui s’achève cette année (2014-2020). « Le respect des droits humains est un des fondements de l’Union européenne. Nous ne pouvons tolérer aucune entorse », explique un fonctionnaire de la Commission.
Messok Dja est un projet d’aire protégée porté depuis une dizaine d’années par le WWF dans le nord-ouest du Congo. Cette région abrite de vastes étendues de forêts quasi intactes qui se prolongent au Cameroun et au Gabon, constituant un des derniers sanctuaires pour les éléphants de forêts et les grands singes. A ce titre, elle mobilise depuis longtemps, à travers le projet Tridom, l’attention et l’argent des grands bailleurs de fonds engagés dans la protection des écosystèmes d’Afrique centrale. Une mosaïque d’aires protégées, dont certaines chevauchent les frontières, sanctuarise plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés. De grandes ONG internationales, à l’instar du WWF, en assurent la gestion en appui aux gouvernements locaux, dont les moyens humains et financiers s’avèrent insuffisants pour faire face à la pression du braconnage de l’ivoire et de la viande de brousse.
Menaces et mauvais traitements
Dans ce paysage, le massif forestier de Messok Dja, d’une superficie de 1 500 km², aujourd’hui en partie exploité par des compagnies forestières étrangères, forme un corridor écologique jugé essentiel pour le passage de la grande faune entre le Congo et le Cameroun. Mais il est avant tout le territoire où vivent les Baka, un peuple marginalisé de chasseurs-cueilleurs pour lesquels l’accès aux ressources de la forêt est nécessaire pour se nourrir, se soigner et pratiquer les rites sacrés.
Le projet de parc a franchi une étape en 2017 avec la signature de plusieurs contrats, dont celui avec l’UE, d’un montant de 1 million d’euros, pour « la conservation et la gestion participative de l’aire protégée de Messok Dja et de sa périphérie ». Dans le document signé par le WWF et le délégué de l’UE à Brazzaville, l’accord des populations pygmées constitue une des conditions à l’aboutissement du projet. Celles-ci doivent donner un « consentement libre, informé et préalable », en référence à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, qui vise à prévenir la spoliation de terres ou de ressources naturelles.
Or l’UE, après avoir mandaté sur le terrain l’Observatoire congolais des droits de l’homme (OCDH) pour vérifier les allégations exprimées par plusieurs Baka sur la violence des écogardes sous la supervision du WWF, conclut qu’il existe « des failles » dans le processus de consultation. Auparavant, des ONG congolaises et l’association de défense des peuples autochtones Survival International avaient déjà alerté à de nombreuses reprises sur les menaces et les mauvais traitements que subissent ces populations.
Des représentants des Baka avaient directement interpellé la Commission dans une lettre adressée en août 2019 : « Cela fait des années et des années que des écogardes financés par le WWF sont arrivés chez nous. Ils nous interdisent de chasser pour nourrir nos familles. Ils nous interdisent d’entrer dans notre forêt. […] Ils nous ont parlé de la limite du parc. Mais personne n’est venu nous demander notre consentement », écrivaient-ils.
« Manque de compréhension »
Il est probable que la plainte déposée auprès du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) par six communautés baka vivant à proximité de Messok Dja, en 2018, ait aussi motivé la décision de la Commission européenne. Le PNUD appuie également le projet d’aire protégée. Les conclusions de l’audit mené par le bureau indépendant chargé du respect des normes sociales et environnementales dans les projets financés par l’agence onusienne, rendues publiques le 10 mars dans un rapport préliminaire, confortent les critiques à l’encontre du WWF. Ses auteurs déplorent de la part de l’ONG un « manque de compréhension » de ce que devrait être un processus de consentement préalable.
Le WWF a essayé de faire face aux accusations en faisant appel à d’autres ONG pour l’aider à retisser un dialogue avec les populations locales. Un projet d’« appui à la mise en œuvre du consentement libre, informé et préalable » a ainsi été rédigé par Brainforest, le Comptoir juridique junior et le Cercle des populations autochtones de la Sangha. Fin 2019, une rencontre avec les représentants de 35 communautés sur les 37 concernées par la création de l’aire protégée a été organisée, en présence des autorités gouvernementales et d’observateurs de la société civile.
« Nous continuons de travailler pour la protection des forêts de Messok Dja. Le territoire dont nous parlons est extrêmement reculé, avec une densité de population proche de 1 habitant/km². Aucune ONG locale n’est directement présente. Les seuls acteurs sur le terrain sont le gouvernement, les compagnies forestières et les communautés. Nous parlons avec chacun d’entre eux pour essayer de trouver un équilibre entre la conservation et un développement durable pour la population », plaide-t-on au siège du WWF, en Suisse.
Mais ces efforts arrivent trop tard. La Commission européenne considère que le WWF n’a plus la légitimité pour mener le processus de consultation et souhaite qu’il soit fait appel à un organisme indépendant. Celui-ci devra travailler avec le ministère de la justice congolaise, chargé de l’application de la loi sur les droits des peuples autochtones. Le WWF continuera de bénéficier de financements européens pour aider le gouvernement à lutter contre le braconnage. Mais il n’est plus question d’apporter un soutien à la création du parc de Messok Dja tant que les Baka n’auront pas donné leur consentement, après avoir été réellement écoutés.